27.1.16

Episode 89: La toison argentée


Azalée venait de refermer le dernier journal intime de Târâ. N'ayant pas pu fermer l'oeil de la nuit, elle avait passé les dernières heures à se plonger dans une lecture qu'elle n'avait pas pu abandonner avant maintenant. La lumière du jour commençait à pénétrer à l'intérieur de la pièce. Malgré son absence de sommeil, l'adolescente se sentait parfaitement éveillée, même si ce qu'elle venait de lire lui donnait l'impression de rêver. Ou peut-être de faire un cauchemar. Elle ne savait pas vraiment quoi penser de tout cela.

"Oh, tu es déjà là... fit Kâli en entrant dans la pièce.
-Je n'ai pas dormi, répondit de but en blanc Azalée. Je lisais, ajouta-t-elle en désignant l'un des manuscrits.
-Je vois... soupira sa mère en venant s'asseoir à ses côtés."

Il était temps d'avoir une vraie conversation avec sa fille... plus rien ne devait lui être caché.




"Est-ce que c'est vrai? Est-ce que c'est vrai tout ce qu'il y a écrit dans ces journaux...?
-Malheureusement, Târâ n'a rien inventé... C'était quelqu'un de très réaliste, et une personne très franche tu sais...
-Non, je ne peux pas savoir puisque je ne l'ai pas connue."

Le ton d'Azalée était presque sec et cassant. Ce qu'elle venait de découvrir dépassait tout ce qu'elle avait pu imaginer jusqu'à présent...  Elle n'était pas la fille d'une femme tout à fait normale, comme elle avait pu le croire. Elle avait été si loin de la vérité, durant toutes ces années...

"Pourquoi est-ce que tu ne me l'as jamais dit?
-J'ai essayé Azalée, je te prie de me croire... Mais comment est-ce que j'étais sensée t'avouer ça? Je t'ai toujours considérée comme ma fille, et je sais que c'est une réalité dure à entendre... Moi-même je ne m'en suis jamais vraiment remise, comment je pouvais te dire une telle chose?"


"Je ne sais pas moi, c'est toi la mère! Quand tu m'as dit que j'étais la fille de Târâ...
-Mais tu étais beaucoup trop jeune! Qu'est-ce que tu aurais pensé si je t'avais dit qu'elle n'était pas saine d'esprit, qu'elle avait tué...?
-La même chose qu'aujourd'hui? Peut-être que j'aurai compris pourquoi on me regarde bizarrement à l'école?
-De quoi est-ce que tu veux parler?
-Tu le sais très bien... Tous ces gens qui parlent dans notre dos, qui croient tout savoir de ma naissance et de Târâ.
-Je suis désolée, j'ai essayé de faire en sorte de te protéger...
-Et bien ça n'a pas vraiment marché on dirait. Tout le monde a l'air d'en savoir plus que moi, et ils n'étaient pas si loin de la vérité finalement."

L'adolescente se leva subitement. Elle avait besoin d'air, elle commençait à étouffer à rester ici.

"Azalée...
-Il faut que j'aille prendre l'air."


Elle se dirigea vers la porte, et sortit de la maison. Tant qu'elle se trouvait dans le village, elle tenta de garder son calme pour ne pas attirer les visages trop curieux, mais dès qu'elle fut certaine que personne ne pouvait la voir, elle se mit à courir de toutes ses forces.

Voilà donc ce qu'elle était? La fille d'une meurtrière? La fille d'une folle. Tous ces gens avaient eu raison, et dire qu'elle s'était même battue pour défendre l'honneur de sa mère! Elle se rendait compte à quel point elle avait été loin de la vérité. Ce qu'elle avait lu était si horrible...

Comment Târâ avait-elle pu devenir ainsi? Elle avait semblé être une fillette si douce et si gentille. L'amour que l'on portait à ses proches pouvait-il devenir aussi destructeur? Etait-ce parce que Târâ aimait sa soeur de toutes ses forces qu'elle était devenue incontrôlable? Elle ne le saurait jamais vraiment, on ne pouvait plus que faire des suppositions.


Elle savait pourquoi elle n'avait pas connu ses grands-parents à présent, ainsi que son père... Et sans doute la raison pour laquelle elle n'avait plus de mère. Que lui était-il arrivé? Un accident? Au fond, elle n'était pas certaine de le savoir... Et elle le trouverait sans doute dans les feuilles de papier volantes qui se trouvaient à la fin du dernier journal intime. Elle avait cru y reconnaître l'écriture de Kâli.

Les étoiles brillaient fort dans le ciel, et elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais vraiment pris le temps d'apprécier le paysage et le ciel de Ziwa Bonde. Comment aurait-elle pu, alors que le village même ne semblait pas l'accepter? C'était vrai, elle ne s'était jamais vraiment sentie à sa place ici...

Kâli avait pris soin d'elle et avait fait en sorte qu'elle ait une famille. Elle avait du se sentir bien seule et désespérée... Si elle n'avait pas perdu sa mère, elle avait perdu une soeur, et un enfant. Oui, le journal faisait aussi mention du bébé que Kâli avait perdu à la naissance. C'était affreux, mais Azalée comprenait un peu mieux maintenant pourquoi elle avait pris soin d'elle durant tout ce temps, et pourquoi elle avait peur de lui faire du mal, ou de la perdre... Mais pouvait-elle lui rendre la pareille, et ne pas blesser la mère qu'elle avait été pour elle?


Elle était occupée à peindre lorsque Kâli vint la rejoindre le lendemain matin. L'inspiration lui était soudainement revenu, et elle avait plus que jamais envie de peindre. Sa sortie nocturne lui avait donné l'occasion d'observer de magnifiques paysages de nuits, et elle ne voulait pas oublier un seul instant la beauté de ce qui l'avait entourée cette nuit-là.

Kâli ne savait pas quoi dire, et elle se contenta d'observer la peinture qui s'étalait sur la toile. Elle était fascinée par la capacité de sa fille, qui pouvait reproduire à l'identique n'importe quoi. A n'en pas douter, c'était un petit génie de la peinture...

"Je suis vraiment désolée, lui dit-elle. Mon intention n'a jamais été de...
-Je sais bien la coupa la jeune fille pour lui épargner des paroles difficiles à prononcer. C'est juste... Pour moi aussi, ce n'est pas facile..."

Elles acquiescèrent toutes les deux d'un signe de tête. La vie n'était facile avec personne, et il fallait faire ainsi.


"Tu sais maman, je... j'ai beaucoup réfléchi ces derniers jours."

Elle reposa son pinceau ainsi que sa palette près du chevalet.

"A quoi donc? demanda son interlocutrice.
-Je... Tu sais, Joss est parti en voyage avec son père...
-Oui. Je sais qu'il doit te manquer, vous étiez très proches tous les deux.
-Oui..."

Azalée eut une pensée pour le jeune homme. Elle évitait de trop penser à lui, car elle savait qu'elle l'avait aimé comme personne auparavant, et qu'il avait compté bien plus que ce qu'il pouvait penser pour elle. Elle prit une profonde inspiration et dit:

"Moi aussi, j'aimerais partir.
-Partir...? Mais où? Tu ne peux pas le rejoindre, il est déjà beaucoup trop loin...
-Je ne veux pas le rejoindre. Je veux faire mon propre voyage."

Le visage de Kâli, déjà marqué par la vieillesse et les soucis de la vie, eut une expression résignée, et ses yeux s'emplirent de tristesse.


"Je pensais bien que tu m'annoncerais quelque chose dans ce goût-là, un jour...
-Comment?
-Tu as toujours tellement aimé parler de voyages... Et comme tu me l'as dit, tu ne te sens pas à ta place ici.
-Alors, tu ne vas pas m'en empêcher?
-Pourquoi est-ce que je ferai ça? Je veux que tu sois heureuse Azalée... Si j'ai pris soin de toi pendant toutes ces années, ce n'est pas pour te brider à l'adolescence."

Elle s'avança vers sa fille et la serra dans ses bras.

"Tu me manqueras, c'est évident...
-Je ne suis même pas sûre de revenir à la maison, tu sais..."

Quelque part, cette idée effrayait Azalée. Aurait-elle préféré que sa mère l'empêche de partir? Elle ne savait pas. Il était encore temps de faire marche arrière bien sûr... Mais tout semblait la pousser à partir d'ici, à la recherche de ses origines lointaines, mais surtout à la recherche d'un foyer qui serait vraiment le sien.


Kâli ne disait pas grand-chose. Il n'y avait d'ailleurs rien à en dire... Le bonheur, voilà ce que l'on recherchait tous. Târâ l'avait cherché sans le trouver. Elle-même avait cru à un moment donné l'avoir attrapé, mais il lui avait glissé entre les doigts. Il s'était échappé sans qu'elle puisse y faire quoi que ce soit.

Alors si Azalée pensait que son bonheur n'était pas ici... Elle ne pouvait pas l'obliger à s'en écarter. Il était même de son devoir de la pousser à y aller.

Elle caressa doucement les cheveux noirs de sa fille, en retenant ses larmes de couler.

"C'est un choix difficile, mais sache que je suis toujours derrière toi pour t'aider.
-Tu ne seras plus là quand je serai partie.
-Je serai présente dans ton coeur et dans tes souvenirs... Est-ce que ce n'est pas tout ce qui importe?"


"Est-ce que tu sais quand est-ce que tu vas partir...? lui demanda-t-elle doucement.
-Je ne sais pas... bientôt sans doute. Je ne vois pas pourquoi est-ce que je resterai plus longtemps ici...
-Il te faut des provisions.
-Nous avons de quoi, les récoltes ont été très bonnes cette année."

Kâli se servit un verre et pris place sur une chaise.

"Comment vas-tu voyager...? finit-elle par demander.
-On a bien un bateau non?
-Tu veux parler de celui de Marina...?
-Oui.
-Il est sans doute encore accosté près du fleuve, mais je ne sais pas dans quel état il se trouve. Après toutes ces années.
-J'irai y jeter un coup d'oeil."


Alors c'était décidé. Elle allait partir d'ici. Quand? Très bientôt. Elle sentait qu'elle ne devait pas tarder à partir, que quelqu'un ou que quelque chose allait l'en empêcher si elle tardait à se mettre en route.

Elle reprit sa peinture, et acheva le tableau qu'elle avait commencé. Une île déserte, dans l'obscurité d'un coucher de soleil. La mer... Elle ne l'avait jamais vue. Elle allait devoir descendre le fleuve, jusqu'à ce qu'elle arrive dans cet océan d'eau salé.

Elle était à la fois impatiente, mais aussi effrayée. Elle allait se retrouver seule, elle espérait que tout se passerait bien... Elle ne savait pas si elle reviendrait un jour ici, mais il lui semblait que non. Sa place était ailleurs.


La nuit tombait, et la jeune fille rentra à l'intérieur de la maison. Elle se déshabilla, et plongea dans un bain chaud.

Tant de choses étaient arrivées ces derniers jours... Le départ de Joss, la relation éclair qu'elle avait eu avec lui. Est-ce qu'il lui arrivait de penser à elle? Que pouvait-il bien faire en ce moment...? Où était-il?

Elle savait bien qu'elle n'aurait plus jamais de nouvelles à présent. Le voyage qu'elle s'apprêtait à entreprendre ne serait pas sans dangers, et Joss lui-même n'était pas à l'abri de quoi que ce soit... Elle ne pouvait garder de lui qu'un simple souvenir, une image de son visage...


Lorsqu'elle sortit de la baignoire, elle se sécha consciencieusement. Sa décision était prise, elle voulait partir dès le soir-même.

Et pour ce changement de vie, elle voulait changer d'apparence. Elle fouilla dans la grande armoire qui se trouvait dans la chambre de Kairos et de Lily, et en retira plusieurs vêtements vieux et usés. Avec un peu de patience, du fil et une aiguille, elle réussit à leur redonner une certaine jeunesse.

Elle détressa ses cheveux, les coupa légèrement car elle les trouvait trop longs, puis elle elle releva en une queue de cheval. Elle voulait se sentir nouvelle, changer de peau pour se sentir mieux là où elle allait partir. Où qu'elle se retrouverait, elle voulait laisser derrière elle ces mauvais souvenirs ici, dans son village natal...


La mort de sa mère, de son père, et les meurtres qui avaient été engendrés...

Son adoption par sa tante, Kâli, et son enfance dans une famille aimante.

Sa scolarité dans la solitude, parce que les autres enfants et leur famille sentaient que sa naissance n'était pas naturelle.

Son amour perdu, Joss...

C'était tout cela qu'elle voulait laisser à Ziwa Bonde. Elle ne serait désormais plus une petite fille qu'on essaie de protéger, ou qu'on pointe du doigt à cause de ses parents. Elle allait mener le bateau de sa propre vie, sans que personne ne lui dise jamais rien sur la façon dont elle tenait la barre. Et on ne la jugerait plus sur ses origines, ce qu'elle avait toujours trouvé bien stupide.


On n'y voyait plus très clair, lorsqu'elle sortit silencieusement de la maison. Elle jeta un dernier regard au foyer dans lequel elle avait grandi, et passa lentement son regard sur chacune des plantes qui l'entouraient.

Là où elle allait, elle n'était pas sûre d'y retrouver la même flore, ni même une faune identique. Ses bagages ne contenaient que quelques provisions, et tout ce qu'elle avait pu emporter de la maison: quelques souvenirs familiaux, les manuscrits de ses ancêtres, les tableaux qu'elle avait peints. C'était ce qui comptait le plus pour elle, tous ces souvenirs qui faisaient d'elle ce qu'elle l'était, et qui l'avaient aidée à se sentir mieux au début de son adolescence.

Elle arriva au bord du fleuve qui traversait la plaine, et se retrouva devant le bateau en question. Il semblait complètement abandonné, et les feuilles qui servaient de coque avaient complètement jaunies, sans pour autant s'être réduit en poussière, malgré les années. C'était du bon travail de construction qui avait été fait.


"Azalée!"

La jeune fille se retourna en entendant que quelqu'un l'appelait. C'était Kâli, et elle fut en quelque sorte soulagée de la voir.

"Maman...
-Tu ne comptais pas partir sans me dire au revoir? fit-elle avec un petit sourire triste."

Elle serra sa fille dans ses bras pendant un long moment.

"Viens avec moi... lui dit-elle dans le silence de la nuit.
-Je ne peux pas partir Azalée, répondit-elle en replaçant une mèche de cheveux de sa fille. Je ne pourrais jamais quitter la tombe de Târâ, ni laisser Kairos... Il a besoin de moi. Toi, tu es jeune, je sais que tu n'auras aucun mal à suivre ton rêve sans moi..."


Elles furent bien obligées de se séparer, et Azalée monta dans le bateau, le coeur battant. Elle n'avait encore jamais conduit de bateau auparavant, mais elle n'eut aucun mal à trouver comment le démarrer, malgré l'obscurité. Elle n'était éclairée que par une simple bougie, et elle se promit de réorganiser le bateau dès que le soleil se serait lever.

"Dis bien à tonton, tata et Cosmos que je pense à eux... "

Le bateau commença à s'éloigner de la rive, et l'adolescente eut tout juste le temps d'adresser un dernier signe de la main à sa mère d'adoption, la seule qu'elle ait jamais considérée comme sa mère en fait...

Kâli la regarda partir et s'enveloppa de ses propres bras.

C'était la dernière fois qu'elle pouvoir voir le village, ainsi que le volcan qui le dominait depuis des centaines d'années.


Plus elle s'éloignait, et plus le lit du fleuve s'élargissait. L'eau circulait avec beaucoup plus de force et de rapidité, entraînant avec elle l'immense bateau qui n'avait pas été mis en circulation depuis des années.

Le village ne fut bientôt plus qu'un point à l'horizon. Azalée sentit son coeur se serrer. La décision avait été rapide à prendre... Ou plutôt, elle ne s'était rendue compte qu'elle voulait partir que très récemment, même si son désir de voyage était présent depuis bien plus longtemps.


Elle leva les yeux vers le ciel.

Des centaines, des milliers d'étoiles brillaient très fort ce soir-là, comme pour lui montrer le chemin et la guider dans cette nouvelle aventure.

Elle en choisit une au hasard, et décida de naviguer uniquement dans sa direction. Peut-être s'agissait-il d'une bonne étoile...


3 commentaires:

  1. Et voilà, Azalée part faire son propre voyage ! J'ai hâte de découvrir ses aventures, même si Ziwa Bonde et le reste de la famille vont me manquer :')

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    1. Hé oui, il était temps de partir vers de nouveaux horizons!! ils me manqueront aussi, mais on ne s'ennuiera pas!

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  2. Un nouveau départ, de nouvelles terres bientôt... Vivement la suite. Azalée est probablement l'héritière que je trouve la plus belle, j'ai hâte de la voir s'épanouir.

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