Episode 85: Imagination du passé

Luna. Un portrait de Luna... Voilà ce qu'Azalée avait peint. Kâli avait du mal à en croire ses yeux, malgré les explications de la fillette. Comment avait-elle pu découvrir cette pâte colorée? Et surtout, comment avait-elle pu reproduire quelque chose d'aussi réaliste? Bien sûr, elles ne savaient ni l'une ni l'autre à quoi avait bien pu ressembler Luna, mais... il fallait bien avouer que le tableau était réaliste.

"Comment as-tu pu faire ça! s'était exclamé Kâli. C'est...
-Eh bien, j'ai trouvé ces petites pierres, avait-elle répondu. Et je les ai mélangées avec de l'eau... Qu'est-ce que tu en penses?
-C'est vraiment fabuleux!"

Kâli n'osa pas réitérer sa question, à vrai dire, elle se demandait comment Azalée avait pu peindre un portrait aussi vivant dès la première fois... Aurait-elle un de ces dons dont l'origine reste mystérieuse? Târâ en avait eu un pour la musique... Peut-être que sa fille aussi avait une capacité que les autres ne pourraient jamais égaler.

Joss continuait de venir à la maison, et Azalée lui avait fièrement montré son tout premier tableau. Il avait été si impressionné qu'il l'avait complimentée, et la fillette en avait rougi de plaisir. L'adolescent était bien la seule personne étrangère à sa famille qui ne la regardait pas bizarrement. Azalée avait bien remarqué tous ces regards dirigés vers elle en classe, mais elle essayait de ne pas y prêter attention. Cela n'aurait servi à rien, et elle avait bien mieux à faire que de s'occuper des enfants qui ne l'appréciaient pas.

"Comment tu as dit que ça s'appelait déjà?
-De la peinture! Un peu de roche friable colorée, et de l'eau!
-Le tableau est complètement sec pourtant...
-Oui, la peinture a séché au bout de quelques heures. Je pense que ça tiendra mieux comme ça!"

De son côté, Cosmos était inquiet. L'école organisait bientôt une sorte de bal annuel, au cours duquel il aurait bien aimé venir accompagné de Keira. Il ne savait cependant pas comment le lui demander, et il n'était pas question pour lui d'en parler à ses parents. Il était donc tout naturel pour lui de se tourner vers sa tante, à qui il avait pu confier tous ses secrets depuis son plus jeune âge.

"Tu comprends, je voudrais juste lui proposer de venir en amie... Rien de plus! Elle risquerait de refuser sinon!
-Tu n'as qu'à lui demander si elle a déjà prévu d'y aller avec quelqu'un, tu verras bien ce qu'elle te répond!
-Mais c'est top dur, j'ai déjà essayé!
-Courage mon grand, c'est ça d'être amoureux! Ce n'est jamais facile tu sais..."

Kâli lui adressa un sourire. Elle n'était sans doute pas la mieux placée pour lui donner ce genre de conseils, surtout lorsqu'elle pensait à la façon dont son couple avait terminé...

Le soleil se levait, puis se couchait sur Ziwa Bonde. Le ciel prenait parfois des teintes aussi belles que celles que l'on trouvait dans les peintures d'Azalée. Cette dernière ne peignait pourtant jamais le paysage qui l'entourait, elle se contentait simplement de fermer les yeux pour visualiser ce qu'elle lisait dans les manuscrits de ses ancêtres...

Elle continuait de les lire avec passion. Connaître l'histoire de sa famille la fascinait, et elle essayait de se représenter les membres de chacune de ces histoires réelles. Et quand une image nette et précise se dessinait en elle, alors elle attrapait un pinceau pour peindre et partager ce qu'elle imaginait.

"Azalée, tu viens faire tes devoirs?
-Oui, oui Cosmos j'arrive!"

L'adolescent s'était proposé pour aider sa cousine à faire son travail scolaire, même si à présent, elle était beaucoup plus intéressé par les petites roches de couleur que l'on pouvait trouver dans le sable près de l'école. Kâli lui avait pourtant bien dit qu'elle ne devait pas négliger l'école, que c'était plus important que tout pour le moment. Et comme elle ne voulait pas les faire en compagnie des autres enfants, il ne restait que Cosmos pour l'aider.

"Allez dépêche-toi, on ne va pas y passer tout le reste de la journée quand même!
-Oh mais tu m'embêtes!
-Oui, et que va dire la maîtresse si tu arrives demain en n'ayant pas fait ton travail? Ça ne m'amuse pas plus que toi tu sais..."

La journée était déjà bien avancée lorsque les devoirs furent terminés, pour l'un comme pour l'autre. La fillette n'avait personne avec qui jouer pour se détendre un peu, mais elle haussa les épaules. Elle avait ses propres jouets à la maison après tout, et puis, elle n'était pas obligée de rester dehors. Elle pouvait tout aussi bien s'amuser à l'intérieur...

"Tu t'en vas? lui demanda Cosmos.
-Oui je préfère rentrer. De toute façon, tu vas devoir te préparer toi...
-Le bal est ce soir oui, mais j'ai rendez-vous avec Joss et Keira pour le moment. Tu sais bien que tu es toujours la bienvenue, ils t'aiment bien tous les deux."

Mais Azalée secoua la tête, elle n'avait pas envie de se retrouver avec eux. Même si elle n'était pas contre de passer un peu de temps avec Joss, elle savait bien que Keira gardait ses distances avec elle.

"Très bien alors... passe une bonne soirée quand même! Tu seras certainement endormie quand je rentrerai!
-Amuse-toi bien!"

Il lui tourna le dos, et partit en courant vers le point de rencontre qu'il s'était fixé avec ses amis. Son coeur battait, il allait revoir Keira... Même s'il ne l'avait toujours pas invitée pour le bal, et il pensait qu'il devait être trop tard pour ça. Il n'oserait jamais se lancer devant Joss, et puis il s'agissait d'une sortie entre amis...

Après tout, il pourrait s'amuser tout autant sans cavalière. Qui avait dit qu'on ne pouvait pas profiter de la vie si l'on n'était pas en couple?

La fillette ne tarda pas à entrer dans son bain du soir. Au fond d'elle-même, elle était contente d'être tranquille à la maison... Elle n'enviait pas Cosmos et ses amis. Bien sûr, elle était toujours la première à rechercher la compagnie de Joss, pour une raison mystérieuse qu'elle ignorait, mais elle se sentait tout aussi bien sans eux. Sa solitude ne la dérangeait pas, elle aimait le calme, la tranquillité, le silence et l'absence des autres. Elle pouvait ainsi imaginer tranquillement des histoires, et réinventer la vie de ses ancêtres...

Rien ne lui plaisait davantage que de lire les histoires fabuleuses et tragiques de sa famille. Chaque nuit, elle rêvait d'aventures en espérant vivre de telles histoires elle aussi... Un jour, se promettait-elle, elle voguerait elle aussi sur les mers et les océans.

Avant de se coucher, elle s'attarda sur un des tableaux qu'elle venait de terminer. Kâli l'avait aidée à l'accrocher sur le mur de la chambre, et elle aimait contempler les personnages qui prenaient vie sous son pinceau. Un jour, elle avait eu envie de peindre Kiyo... Une petite fille qui, selon les manuscrits, avait elle aussi eu une vie pleine d'aventures, surtout la nuit. Kiyo avait passé son enfance à parcourir son île sauvage de nuit, à se lier d'amitié avec un loup...

Azalée ne se sentait pas aussi courageuse pour sortir la nuit, et puis, le village n'avait rien d'une île déserte. Cependant, elle aimait se mettre à la place de Kiyo, et s'endormait généralement avec des idées plein la tête. Qui savait ce que lui réservait son avenir...?

Kâli se levait tôt le matin pour partir à la pêche. C'était une activité plutôt tranquille, qui lui permettait de profiter d'un calme étonnant. Après tout ce qu'elle avait vécu, elle ne recherchait plus rien d'autre qu'un endroit paisible, et le petit étang à l'extérieur du village était l'endroit parfait.

Il lui arrivait de revenir à la maison sans aucun poisson, mais ce n'était pas le plus important. Là, elle pouvait laisser ses pensées vagabonder sans craindre rien ni personne. Elle se faisait souvent des réflexions sur Azalée, et il lui semblait que la fillette se sentait bien au sein de sa famille... Elle n'avait pas l'air de lui en vouloir de lui avoir caché l'identité de sa véritable mère. Kâli avait cependant remarqué que, depuis leur conversation au cimetière, Azalée se plongeait durant de longs moments dans les livres de la maison.

Elle-même ne s'était jamais autant intéressée à l'histoire de ses ancêtres, et il lui semblait que la généalogie comptait beaucoup pour elle.

Et effectivement, quand Azalée n'était pas en train de perdre un personnage, elle lisait précieusement les manuscrits qui s'empilaient dans sa chambre. S'il lui manquait toujours les journaux intimes de Târâ, elle ne l'avait pourtant pas encore remarqué. Elle n'en était qu'aux tous premiers livres, et elle préférait bien entendu lire dans l'ordre chronologique où ils avaient été écrits. C'était ce qui lui semblait de mieux pour bien comprendre les vies de chacun.

A travers ses lectures, elle se sentait frissonner, avoir peur, bondir de joie, et parfois, lorsqu'elle levait les yeux des pages jaunies, il faisait déjà nuit. Elle ne voyait pas le temps passer, et il était souvent bien trop tard pour se mettre à peindre: il lui fallait attendre une nuit entière avant de pouvoir combler ses désirs de création.

"Salut...! Comment ça va?
-Ça va bien et toi? On ne s'est pas vu depuis la fête à l'école! s'exclama Kaira en entrant dans la maison.
-Oui, ça va aussi. C'est vrai, ça fait quelques jours... Tu t'es bien amusée là-bas?
-Oh oui, et il y avait vraiment de quoi!"

Cosmos lui sourit, et cacha la tristesse qui commençait à l'envahir. Lui qui avait espéré passer un bon moment en compagnie de l'adolescente, il l'avait à peine aperçue, et n'avait pu lui parler que durant quelques minutes. Tout le monde l'avait invitée à danser, et lui, il s'était contenté de la regarder de loin... Elle avait semblé si inaccessible ce soir-là. Pourrait-il un jour lui avouer ce qu'il ressentait, ou serait-il condamné à ne jamais pouvoir l'approcher davantage?

Sur le chemin qui l'emmenait à l'étang, Kâli voyait souvent des petites fleurs roses qui se dispersaient dans l'herbe sèche. Un jour, elle s'en approcha un peu, et découvrit qu'il s'agissait de fleurs qu'elle connaissait bien: des azalées.

Elle se pencha sur l'une des fleurs roses, et la cueillit. Elle sentait divinement bon, et Kâli se rappela pourquoi elle avait appelé sa nièce ainsi... Elle avait toujours aimé l'odeur de ces fleurs, et les symboles qui s'y associaient étaient tout ce qu'elle pouvait souhaiter dans la vie de la fillette: amour, joie, bonheur, tendresse...

En somme, tout ce qu'elle avait cru recevoir et posséder, et qui s'était finalement écroulé. Elle voulait qu'Azalée puisse avoir une belle vie, sans trop d'obstacles à franchir. Elle ne savait pas si c'était possible, mais elle voulait l'aider à traverser le chemin qui l'emmenait à l'âge adulte le plus sereinement possible. Après, ce serait à elle de poursuivre seule...

Azalée fixait des yeux sa palette de peinture. Elle voulait commencer une nouvelle toile, mais elle avait du mal à démarrer. Par quoi commencer? Le décor, le paysage, ou bien les personnages qui allaient se trouver au centre de la toile? A quiconque ne peignait pas, cela pouvait être des détails insignifiants, mais pour la fillette, c'était essentiel d'avoir une idée claire et précise de ce qu'elle allait faire... Sinon, elle n'arrivait pas à se lancer.

Lentement, elle mélangea du jaune et du bleu. Oui, du vert, voilà ce dont elle avait sûrement besoin... Du vert, beaucoup de vert, dans des nuances différentes.

"Azalée, tu peux venir m'aider s'il te plaît?"

La fillette soupira et reposa sa palette: sa tante Lily n'était pas très patiente lorsqu'il s'agissait de venir l'aider...

Quand sa tante la laissa enfin vaquer à ses occupations, elle se dirigea immédiatement vers la bibliothèque de la maison. Elle y rangea le livre qu'elle venait de terminer, puis observa le reste des ouvrages. Elle leva la main, caressa le dos des livres, les rangea un peu mieux et un faible sourire illumina son visage.

Ces livres... Ils étaient pour elle un trésor inestimable. Un héritage dont elle ne voulait se séparer pour rien au monde. Elle n'aurait jamais pensé se passionner autant pour l'histoire de ces ancêtres, mais c'était ce qui l'aidait à accepter le fait que sa vraie mère soit morte. Il semblerait que personne ne puisse vivre une vie tranquille, il y avait toujours des soucis à affronter... Quels seraient donc les siens? Qu'est-ce qui l'attendait?

Elle abandonna sa contemplation silencieuse pour retourner à sa toile. Elle avait trouvé ce qu'elle voulait, le décor parfait pour peindre Nérée et Pacifique... Les deux jumeaux perturbateurs de la famille.

Elle imaginait bien le genre de bêtises qu'ils avaient dû faire, et combien cela avait du exaspérer leurs parents... Mais aussi leurs soeurs. Marina et Océane semblaient avoir été deux femmes si sérieuses... Azalée se sentait triste de savoir que les jumelles avaient fini par se séparer. Quitter sa famille comme ça... Elle trouvait que Marina avait bien du courage d'être partie, quand bien même c'était là son vœu le plus cher. Quitter ses parents, ses frères, sa soeur, la maison dans laquelle on avait grandi, voilà qui devait être un choix bien difficile à faire.

Kairos continuait d'entretenir les vignes du village. Il avait fini par prendre en mains l'exploitation, son mentor étant devenu bien trop vieux pour s'en occuper. Il se levait de bonne heure le matin, de façon à faire la récolte assez tôt pour préserver la fraîcheur et les arômes des différentes grappes de raisin. Ensuite, il procédait au pressage et à la mise en bouteille des grains, avant de placer les bouteilles dans des caves, le temps que le nectar vieillisse suffisamment avant d'être bu.

L'après-midi, il se consacrait à des devoirs un peu plus fastidieux et intellectuels. Il continuait de moderniser le village, apportait son aide à la construction de l'hôpital et à l'aménagement d'une nouvelle école, plus grande et plus propre.

"Tu rentres bien tard dis-moi! fit Lily lorsque son fils franchit la porte de la maison.
-Excuse-moi, j'étais avec Joss et on n'a pas vu le temps passer.
-Ça va pour cette fois... Mais sois à l'heure s'il te plaît la prochaine fois!
-C'est promis.
-J'aimerais que tu m'aides à préparer le repas si ça ne t'ennuie pas."

Elle se dirigea vers la cuisine, et il la suivit.

"Comment va Joss?
-Oh bien. Il est un peu angoissé par les examens qui approchent, mais ça va.
-Tu devrais l'inviter à venir travailler à la maison, je suis certaine que ce sera bénéfique pour vous deux!"

A l'entente du nom de Joss, Azalée avait tendu l'oreille. Elle avait fait semblant de continuer à jouer, mais pourtant, elle entendait parfaitement ce qui se disait dans la pièce d'à côté.

Joss était son seul ami, et elle était toujours heureuse de le voir à la maison. Elle n'était pas certaine qu'il la considère elle aussi comme une amie, après tout, elle était beaucoup plus jeune que lui, et puis il était avant tout l'ami de Cosmos... Quel chance avait ce dernier. Tout le monde l'aimait, et il avait plusieurs amis.

Que n'aurait-elle pas donné pour avoir elle aussi quelqu'un à qui se confier. Il y avait sa mère bien sûr, mais de là à raconter à Kâli tout ce qu'elle avait sur le coeur... Ce n'était pas du tout la même chose. On ne pouvait pas parler de tout à ses parents. Si?

"Allez, il est l'heure d'aller au lit!
-Oh, déjà!
-Oui, enfile donc ton pyjama. Je vais te lire une histoire si tu veux, pour t'aider à t'endormir.
-D'accord!"

Azalée fila se changer, et se glissa rapidement dans les draps de son lit.

"De quelle histoire as-tu envie ce soir?
-Raconte moi encore comment Marina est partie voguer sur les mers du sud!
-Encore!
-Mais j'adore les histoires de bateaux et de voyages en mer, s'il te plaît maman!
-Bien..."

Et Kâli se mit à lui raconter, une fois de plus, comment Marina avait quitté sa famille, comment elle avait appris sa grossesse, et comment elle avait maintenu le cap de son bateau en compagnie de son frère Malo.

Attentive au début, Azalée se sentit peu à peu tomber dans un profond sommeil. Elle ne captait plus que quelques mots prononcés par Kâli. Un fils... Oui, ce devait être l'enfant de Marina. Luhan, son grand-père.

La fillette cessa de réfléchir, et commença des rêves plein d'aventures et de dangers.

Kâli referma doucement le livre, qu'elle posa sur la table de chevet.

"Bonne nuit Azalée, dors bien..."