27.7.16

Episode 144: La cavalcade


Vitae était plongée dans un livre qui parlait de la grossesse. Elle accordait peu de crédit aux informations qu'elle trouvait dans les livres de l'île, mais c'était la seule façon pour elle de savoir comment se déroulaient les choses. Elle ne pouvait bien évidemment pas demander ce genre de choses ni à Sera, ni à Arwen. Ce dernier vint d'ailleurs s'asseoir près d'elle, et il jeta un oeil au titre du livre.

"Alors tu... tu as vraiment fait ça?
-Fait quoi? rétorqua-t-elle.
-Tu le sais très bien. Sera m'a raconté ce que tu lui as dit."

Elle referma son livre et le posa sur la table basse.

"Oui, je l'ai fait.
-Je me demande bien qui a pu aussi bête pour t'accompagner là-dedans... soupira-t-il."

Il jeta un coup d'oeil à sa fille, avant de lever les yeux au ciel.


"Matys, évidemment. Je ne vois pas pourquoi je pose la question.
-Tu n'as pas besoin de moi alors, sourit-elle.
-Pourquoi as-tu refusé d'épouser ce garçon? Il avait l'air si gentil, toujours là pour toi!
-Parce que je ne l'ai toujours vu que comme un ami. Et tu sais très bien ce que je pense du mariage... Ce n'est qu'un contrat artificiel, c'est inutile.
-C'est vraiment ce que tu penses?
-Oui.
-Alors je ne comprends pas pourquoi tu voulais absolument cet enfant.
-Parce que je pense que le mariage ne sert à rien, encore moins à faire des enfants. J'en suis la preuve, c'est inutile. Et je ne vois pas pourquoi est-ce que je me plierais à des règles qui vous empêchent d'avoir un enfant juste parce que... vous ne voulez pas être en couple."

Il posa une main sur son épaule.

"Alors tu vas l'élever toute seule?"


Elle acquiesça.

"Et qu'est-ce que tu vas faire, quand on te demandera d'où vient cet enfant?
-Je ne sais pas trop encore, répondit-elle. Je... Peut-être que je ne serai plus là quand le bébé arrivera, et que personne ne pourra plus me poser de questions.
-Tu veux dire que...?"

La question resta en suspens dans les airs quelques minutes, avant que Vitae n'y réponde.

"Oui. Je crois que je vais partir d'ici. Il n'y a rien qui puisse me rendre heureuse... J'ai perdu Julian, j'ai perdu Matys. Je lui ai dit que je ne voulais pas qu'il ait affaires au bébé, parce que... parce que ça ferait de nous un couple, et je ne le veux pas. Tu dois me trouver cruelle j'imagine...
-Non, je comprends.
-Bien sûr, si je pars... poursuivit-elle la voix tremblante, si je pars, je devrais vous quitter.
-Sera et moi avons beaucoup à faire, et tu sais que... les jours à venir ne seront pas des plus inoffensifs. Si tu décidais de partir, nous serions heureux de te savoir en sécurité, quelque part."


"Prends le temps de bien réfléchir à tout ça, ajouta-t-il. Ce n'est pas le genre de décision que l'on doit prendre à la va vite."

Il l'embrassa tendrement sur la joue, et chacun s'en alla dans sa chambre. Il se faisait tard, et il était temps de dormir.

La jeune femme se coucha rapidement, mais elle eut du mal à trouver le sommeil. Tout ceci la tracassait, et le fait de savoir que son père l'encourageait même à s'en aller l'inquiétait beaucoup. La révolution qu'ils comptaient mener allait-elle être aussi dangereuse que cela?

Ils ne lui avaient toujours confié, et elle savait maintenant qu'il n'en serait jamais rien. Mais pourrait-elle s'en aller de Suvadiva, alors même qu'ils devraient affronter le plus grand des dangers?


Alors qu'elle avait finalement réussi à trouver le sommeil, elle fut rapidement tirée de ses rêves par une voix douce et masculine.

"Vitae... Vitae, réveille-toi!
-Mmhm...?"

Elle ouvrit légèrement les yeux dans l'obscurité, et eut tout d'abord du mal à reconnaître la silhouette penchée au-dessus d'elle.

"Réveille-toi ma chérie, c'est important..."

Il s'agissait de Arwen qui ne cessait de lui secouer légèrement le bras. Derrière, à quelques pas de là, elle reconnut Sera, qui attendait anxieusement.

"Que...?"


Elle se redressa sur son matelas, et se frotta les yeux pour être sûre de ne pas rêver.

"Qu'est-ce qu'il se passe? demanda-t-elle. Pourquoi vous n'allumez pas la lumière?
-Chhhut... murmura Sera."

Arwen lui prit lentement la main, et elle eut l'impression qu'il voulait lui annoncer une mauvaise nouvelle.

"Il faut qu'on parte Vitae, maintenant!
-Quoi...? Qu'on parte? Mais où est-ce que vous voulez partir en pleine nuit?"

Elle les regardait, toujours ébahie, sans comprendre ce qui était en train de se passer.

"Allez je t'en prie, habille-toi et vite! la pressa Sera.
-Oui, on t'expliquera tout en chemin! ajouta Arwen."


Il la laissèrent dans la chambre, et elle se dépêcha d'enfiler ses vêtements de jour. Quand elle sortit sur le perron, Sera lui attrapa la main et ils descendirent les escaliers.

"Dépêchons-nous, chuchota-t-il.
-Mais que se passe-t-il!"

Elle n'aimait pas ne pas comprendre les choses, et pire encore, le comportement de ses parents l'inquiétait au plus haut point. Ils ne lui avaient jamais montré à quel point ils avaient pu être anxieux ces dernières semaines, et voilà qu'ils la pressaient sans une seule explication, comme si le temps leur était compté.

"Nous devons nous dépêcher, fit seulement Sera. Ils arrivent.
-Ils? Qui ça ils?
-Nous t'expliquerons tout là-bas!"


Alors la jeune femme se mit à courir pour suivre son père, sans poser plus de questions. Cela ne servait à rien, et elle sentait bien l'urgence de la situation.

Dans sa tête, elle priait seulement pour que tout se passe bien. Elle avait déjà perdu des êtres chers, et elle ne tenait pas à ce que cela se produise une nouvelle fois.

Ils coururent un moment, mais pas dans la direction à laquelle elle avait pensé. Elle s'était dit qu'ils devaient l'emmener dans une cachette secrète, un endroit qu'ils avaient aménagé depuis longtemps, tel un bunker, mais ce n'était pas le cas: ils arrivaient sur l'une des plages de l'île.

Ses parents la firent monter sur le ponton, au bout duquel se trouvaient les bateaux de l'île.


Ils s'arrêtèrent enfin, tout au bout du ponton, tous les trois aussi essoufflés les uns que les autres.

"Vous allez enfin me dire ce qu'il se passe oui ou non! s'exclama Vitae, légèrement agacée."

Arwen posa les mains sur ses épaules pour la calmer.

"Bien sûr... Nous voulions juste être à l'abri pour ça.
-Nous sommes à l'abri ici? demanda-t-elle en haussant les sourcils.
-Personne ne pensera à venir nous chercher ici en premier lieu.
-Est-ce que ça a un rapport avec vos activités illicites? demanda-t-elle à nouveau de but en blanc.
-Tu as deviné, répondit son père d'une voix douce. Il se trouve que... que nous allions bientôt mettre notre mouvement en marche, mais apparemment...
-Quelqu'un devait nous espionner et nous a dénoncés il y a quelques heures, compléta Sera."

Ils se placèrent l'un à côté de l'autre, et Vitae les dévisagea chacun leur tour.


"Et... et alors? Qu'est-ce qu'il va se passer? On ne devrait pas rester ici les bras croisés!
-Vitae, nous avons fait le nécessaire, mais nous voulions aussi nous assurer que tu serais en sécurité.
-Peu importe ma sécurité, il faut aller aider les autres! Vous n'étiez pas seuls dans ce projets n'est-ce pas?
-Tu n'es plus seule à présent, tu le sais."

Sera posa la main sur son épaule, et elle baissa les yeux sur son ventre.

"Oui, mais...
-Ils n'hésiteront pas à employer les grands moyens pour nous repousser.
-Une femme enceinte, ils n'oseraient pas!
-Détrompe-toi, ils sont bien pires que ce que tu peux penser. Vois-tu, tout ici est construit sur des mensonges et sur la répression, alors..."


"Que voulez-vous dire par là?
-Il y a longtemps, quand l'île avait encore des gouverneurs présents et actifs sur l'île, les gens ont pensé que la démocratie serait le mieux, et... les gens au pouvoir ont fait semblant de se retirer. Seulement, ils se sont contentés de se cacher sur la petite île voisine de la nôtre.
-Je croyais qu'elle était déserte!
-C'est ce que nous pensions nous. Mais ces gens-là n'avaient pas de bonnes intentions. Ils ont tout fait pour essayer de nous contrôler. Les colonies, c'était une excuse, elles n'existent pas... C'était pour se débarrasser des personnes qui, selon eux, n'avaient pas le droit de vivre ici, qui ne méritaient pas une telle vie.
-C'est... horrible... fit Vitae les yeux grand ouverts.
-Les disparitions de ces dernières années ne sont pas anodines.
-Alors, Julian...?
-Il est possible qu'il ait disparu à cause de sa relation avec toi, oui. Je suis désolé, on aurait voulu te le dire avant..."


Sera prit sa fille contre lui.

"Mais c'est pour ça que tu dois partir. Tu ne peux pas rester ici.
-Partir et vous laisser? On ne sait même pas ce qui vous attend!
-S'ils t'attrapent, ils vont vouloir te faire parler, coûte que coûte, parce que tu es notre fille.
-Mais je ne peux pas vous abandonner maintenant! Tu disais que je devais y réfléchir!
-C'était avant de savoir que nous étions démasqués. La révolution va éclater, et ce sera dangereux Vitae. Ils vont mettre le feu aux maisons pour nous chasser, ils n'hésiteront pas à tuer tous ceux qui s'opposeront à eux. Ce ne sera pas la première fois."

La jeune femme sentit les larmes couler sur son visage. Certes, elle avait songé à fuir l'île, mais... se retrouver loin de ses parents était la chose la plus douloureuse qu'elle ait jamais eue à affronter.


"Tout se passera bien pour toi, je te le promets, lui fit Arwen.
-Mais... Mais je pourrais rester et vous aider...
-Il ne vaut mieux pas, je t'assure.
-Une seule personne peut faire la différence!
-Et s'il t'arrivait quelque chose, nous ne pourrions jamais nous le pardonner!
-Et si tout se passait bien...? On pourrait reprendre notre vie d'avant!
-Non, même ça, ce ne sera pas possible."

Arwen prit une longue inspiration, avant de se planter devant sa fille, pour lui dire la vérité, toute la vérité.

"Quand nous avons décidé de t'avoir... Il s'est passé quelque chose d'anormal avec la machine, et nous nous sommes retrouvés... en plein futur, quelque chose comme ça."


"Après quelques recherches, nous nous sommes rendus compte que nous étions toujours à Suvadiva, malgré l'aspect que l'île avait prise. Tout était sec et pollué, la mer s'était retirée à plusieurs kilomètres de là.
-Comment est-ce possible...?
-Il y avait une statue dans un grand jardin désertique, une statue en mon nom. C'était une commémoration, apparemment je... J'aurais été à la tête d'une révolution qui aurait libéré l'île de l'emprise des gouverneurs."

Vitae sourit, il y avait au moins une bonne nouvelle.

"Mais c'est génial alors!
-Non, pas tellement. Parce que si les gens vont être libérés de tout ça, ils... ils ne sauront plus où aller. Le changement va être si brutal qu'ils se sentiront perdus, qu'ils oublieront leurs devoirs, et... l'île va se dégrader petit à petit. Si les gens recherchent la liberté, parfois, il vaut peut-être mieux garder la sécurité... Quoi qu'il en soit, il est trop tard pour faire marche arrière."

Il eut un sourire triste, et Vitae comprit qu'il lui demandait de sauver sa vie.


"Mais... hésita-t-elle encore une fois.
-Je t'en prie... Ne reste pas ici. J'aurais beaucoup plus de forces pour me battre si je savais qu'ils ne pourraient jamais te mettre la main dessus."

La jeune femme baissa les yeux, et Sera, qui avait commencé à détacher une barque du ponton, l'aida à s'installer à l'intérieur. Puis il remonta sur le ponton, aux côtés de son mari.

"Je n'ai même pas emporté mes affaires... fit-elle à nouveau.
-Tu n'en auras pas besoin...
-Où voulez-vous que j'aille, je risque de me perdre et de mourir de faim et de soif au beau milieu de l'océan.
-Quelque chose me dit que si tu continues de naviguer droit dans cette direction, tout se passera bien..."

Il la lui indiqua du bout du doigt, et elle hocha la tête. Elle ne pouvait que lui faire confiance.


La barque était totalement détachée, et elle se laissa tout d'abord porter par le courant de la mer. Les vagues étaient très faibles, mais suffisamment fortes pour l'entraîner lentement vers le large.

"Vous allez tellement me manquer... leur dit-elle les larmes aux yeux.
-Toi aussi. Mais savoir que tu seras en sécurité, il n'y a que ça qui compte pour nous.
-Et ne t'en fais pas trop pour nous, ajouta Sera. On en a déjà vu de toutes les couleurs, et nous sommes beaucoup plus préparés que tu ne le penses.
-Va, trouve le chemin de ta liberté pour nous... Et quand ce sera fait, alors pense à nous.
-Je vous aime tant, malgré tout ce que j'ai pu faire ou dire quand j'étais plus jeune...
-Nous t'aimons aussi."

Une vague plus intense que les autres poussa le bateau, et lorsqu'elle tendit sa main en avant, il était trop tard pour effleurer celle que Arwen lui tendait aussi.


Elle essaya de reprendre ses esprits, et attrapa les rames. Une dans chaque main.

Le soleil se levait à présent, et l'océan ainsi que le ciel étaient si beaux, qu'il était difficile de penser que ce jour serait sans doute le plus triste du monde dans son coeur.

Elle leur fit un petit geste de la main. De là où ils étaient, ils devaient certainement pouvoir la voir encore.

"Adieu, mes chers petits papas..."

Elle continua de ramer, aussi fort que possible, avec le plus d'énergie possible. La douleur de l'exercice lui faisait oublier sa souffrance intérieure.


Sur le ponton, Sera serra la main de son compagnon.

Laisser partir son enfant, c'était déjà quelque chose. Mais le pousser à s'en aller, alors qu'on savait pertinemment qu'on ne le reverrait plus jamais... C'était horrible. Faisaient-ils vraiment le bon choix, où s'étaient-ils trompés sur tout la ligne?

"Elle trouvera un nouveau foyer... murmura Sera. Les indications du parchemin étaient claires. Si elle continue tout droit, elle trouvera...
-J'imagine. Mais nous ne savons pas à combien de temps de voyage cet endroit se trouve...
-Elle y parviendra. J'en suis persuadé. C'est une femme forte, tu le sais tout autant que moi."

Une détonation les arracha de leur contemplation, et ils se retournèrent brusquement.


C'était le commencement de la plus grande révolution jamais connue qui s'annonçait.

Les deux hommes coururent en direction du centre pour rejoindre leurs compagnons d'armes. Il était temps d'agir à présent. Quoi que leur réserve l'avenir, quoi qu'il se passe ensuite. Il fallait se battre pour ses idées, il était grand temps de prouver que l'on pouvait avoir des valeurs différentes et vivre sainement.

L'aube venait à peine de pointer le bout de son nez, et pourtant, l'île fourmillait déjà de vie et bourdonnait encore plus fort qu'une ruche.

Il était l'heure de choisir son camp, et de se battre.

Pour le meilleur, comme pour le pire.

3 commentaires:

  1. Yeeee ! La révolution est en marche, mais on ne la verra pas ! ! ! Bientôt la nouvelle génération sur une nouvelle ile :)

    RépondreSupprimer
  2. Howwwww ! zut, j'avais oublié que ça va être la dernière.

    RépondreSupprimer