15.7.16

Episode 138: Déchus


Vitae rentrait de l'école. Il était un peu tard, mais c'était parce qu'elle s'était attardée à l'épicerie, pour rehausser son stock de pétards. Elle adorait les faire claquer au beau  milieu de la nuit, quand personne n'était là pour l'en empêcher.

Il y a quelques jours à peine, on avait célébré son entrée dans l'adolescence, et elle avait elle aussi obtenu sa couronne de cristal. Les siens étaient rosés, parce que c'était une couleur qu'elle adorait. C'est ainsi qu'elle avait choisi de se coudre une robe de la même couleur, malgré les regards de ses voisins. Elle n'avait jamais voulu respecter la couleur idolâtrée de l'île, et ce n'était pas maintenant qu'elle allait le faire.

"Salut papa! dit-elle en passant près du salon. Je suis rentrée, je vais dans la salle de bains!
-Tu rentres bien tard dis-moi!
-Comme d'habitude!"


Elle ne s'arrêta pas, et s'enferma directement dans la pièce. Quand elle eut refermé la porte derrière elle, elle poussa un soupir de soulagement, et se débarrassa rapidement de ses vêtements, avant de plonger dans un bain fraîchement préparé. Arwen et Sera la connaissaient si bien, qu'ils savaient exactement quand est-ce qu'elle allait rentrer, ils pouvaient donc lui préparer son bain, et il n'était jamais froid quand elle arrivait.

Elle jeta un regard à son diadème, posé près du lavabo, et à une pile de linge souillé à même le sol. Depuis qu'elle était devenue une femme, elle avait l'impression qu'il était devenu plus difficile de vivre avec deux papas. Non pas qu'elle les aimait moins, au contraire, elle n'avait jamais aimé autant personne, mais elle avait du mal à leur parler de ses problèmes, sachant qu'ils n'y connaissaient absolument rien. Elle essayait donc de se débrouiller autant que possible seule, même si ce n'était pas facile.

Que pouvaient-ils faire pour elle de toute façon? Elle devait apprendre à se débrouiller seule.


"Hé papa, on se fait une partie? lança-t-elle en croisant Sera."

Elle avait indiqué la table de jeux vidéos d'un signe de tête, après cette dure journée d'école, elle avait envie de souffler un peu.

"Bien sûr! répondit-il. Ce serait avec plaisir que je t'infligerai une défaite!
-Ne parle pas trop tôt! s'exclama-t-elle en prenant place. Tu as oublié à qui tu avais affaires?
-Non, mais je me suis entraîné depuis la dernière fois! Alors tu vas voir!"

C'était l'un des jeux qu'ils aimaient le plus partager, parce qu'il leur donnait de l'action tout en restant ensemble. L'action n'était pas ce qui les animait en ce moment, loin de là: Arwen et Sera continuaient de planifier certaines choses dans l'ombre, attendant le moment propice pour répandre leurs nouvelles, et mettre leur projet à exécution.


Vitae eut du mal à se réveiller le lendemain matin: un terrible mal de ventre l'avait assaillie durant la nuit. Elle allait encore devoir passer un temps fou dans la salle de bains avant de partir à l'école, ce qui allait sans doute la mettre en retard. Elle ne savait même pas l'heure qu'il était encore, mais peu importait: elle ne pouvait pas sortir dans cet état.

Elle se rappelait des cours d'anatomie qu'ils avaient eus à l'école. Il était écrit dans tous les manuels que ce phénomène arrivait régulièrement chez les femmes, pour leur rappeler leur condition et leur faiblesse. Les professeurs insistaient toujours sur le côté sale de ce phénomène, mais pour sa part, elle n'en avait jamais été dégoûtée. Cela lui semblait normal, et elle s'en accommodait, malgré la distance que cela pouvait créer avec ses parents.

De plus, qui avait parlé de faiblesse? Elle ne s'était jamais sentie faible et soumise, et elle comptait bien le prouver.


C'était une chose qu'elle aurait aimé pouvoir expliquer à ses parents. Elle ne savait pas s'il s'agissait vraiment d'une faiblesse, ou d'un manque de courage, mais elle n'arrivait pas à leur parler de ses problèmes, ce qui créait souvent des disputes dans ces moments-là.

"Vitae! s'écria Sera en entrant dans la chambre. Tu es encore au lit?! Tu as cours ce matin je te signale!
-Oui, oui c'est bon... Je vais aller prendre ma douche.
-Tu as déjà pris un bain hier soir je te signale.
-J'ai besoin de me laver!
-Tu as vu l'heure? Tu devrais déjà être sur le chemin! Qu'est-ce que vont encore dire tes professeurs? Tes résultats ne sont déjà pas bien brillants!
-Oh ça va papa! Laisse-moi tranquille! gronda-t-elle en fronçant les sourcils.
-Hé, un peu moins fort je te prie! Tu as intérêt à te dépêcher!"

Elle passa devant lui sans même lui jeter un regard: la journée commençait bien mal.


Lorsqu'ils furent certains que Vitae était bien partie à l'école, Arwen et Sera se préparèrent à leur tout, avant de partir pour le centre. S'il n'avait plus rien à y faire concernant leurs recherches, observer les habitants de l'île leur paraissait cependant être une excellente méthode d'approche, s'ils voulaient essayer de rapatrier des gens dans leurs rangs.

Tandis que Arwen était parti en direction du restaurant, près des cuisines, Sera s'était installé dans une autre salle, à l'opposé du terrain, en compagnie d'un rythmo laser. Il n'était pas très doué en musique, ce qui ne l'empêchait pas de savoir aligner quelques notes agréables à l'oreille.

Ainsi, il pouvait faire semblant d'être concentré sur sa musique, tout en observant les passants qui venaient profiter du spectacle.


Tout se passait donc plus ou moins bien, jusqu'à ce qu'un incident notable survienne.

Arwen avait descendu les escaliers menant aux toilettes, quand il s'était rendu compte qu'un homme le suivait. Il s'était retourné pour essayer de savoir ce que l'individu lui voulait, mais, sans le vouloir, il s'était retrouvé coincé dans un coin, et l'homme lui avait décoché le plus gros coup de poing qu'il ait jamais reçu.

"Mais... bégaya-t-il.
-Sache que ceci est un avertissement, lui signala l'individu.
-Qui êtes-vous?!
-Peu importe. Tu m'as entendu? Continue de fourrer ton nez partout comme tu l'as fait, et tu ne reverras plus jamais la lumière du jour. Est-ce que je me suis bien fait comprendre?"

Arwen essaya de se redresser. Son coeur battait la chamade, qui était donc cet homme? Que savait-il? Qui l'avait envoyé par ici?


Arwen réussit à reprendre contenance lorsqu'il fut à nouveau sur ses deux jambes, et une expression de révolte passa sur son visage. Il n'était pas question de rester à genoux devant tant de violence!

"Excusez-moi, mais je ne sais absolument pas de quoi vous voulez parler!
-Ah non? Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire peut-être? Tes petites enquêtes à la bibliothèque, tu peux les oublier.
-J'allais aux toilettes monsieur, je n'ai pas mis les pieds à la bibliothèque de toute la journée!"

L'homme semblait deux fois plus fort que Arwen, mais ce dernier ne se dégonfla pas pour autant. Discrètement, il avait réussi à envoyer un message à Sera pendant qu'il se relevait, et ce dernier ne devrait pas tarder à arriver. Il pourrait ainsi lui prêter main forte, il lui fallait juste gagner un peu de temps pour tenir le coup...

Ce qui semblait devenir assez compliqué.


Dès que Sera avait reçu le message de son compagnon, il avait accouru aussi vite que possible. Il avait du traverser tout le bâtiment, et lorsqu'il arriva près des escaliers, il entendit une voix grave proférer des menaces et des insultes.

Il espérait ne pas arriver trop tard.

"Alors, tu ne dis plus rien maintenant? entendit-il. Tu veux que je cogne plus fort, c'est ça?"

Sera dévala les escaliers en reconnaissant le bruit des coups. Que l'on insulte ou menace son compagnon, passait encore, mais personne n'avait le droit de lever la main sur lui.

Il arriva sur les lieux avec une expression de fureur sur le visage, faisant sursauter l'agresseur qui ne pensait pas être surpris.


"Dites donc, s'interposa-t-il, qu'est-ce qui vous autorise à le frapper comme ça?!"

Arwen en profita pour se relever, et Sera fut rassuré de voir qu'il avait eu le réflexe de se protéger le visage: il ne portait aucune blessure.

L'inconnu fronça les sourcils, il n'avait pas prévu d'avoir affaires à deux personnes en même temps.

"Et vous, qui est-ce qui vous a autorisé à fouiner comme vous le faites?
-Nous n'avons rien fait de mal.
-Sachez qu'essayer de renverser le gouvernement comme vous le faites est de la haute trahison. Vous avez intérêt à surveiller vos paroles et vos gestes messieurs, sinon, il va vous arriver des choses fâcheuses..."

Il laissa la menace planer un moment, avant de s'en aller, et de les laisser seuls, sous le choc.


"Eh bien... heureusement que tu es arrivé à temps, lui dit Arwen.
-Tu n'es pas blessé au moins?
-Non, je crois que ça va. Au pire, j'aurai quelques bleus demain."

Sera n'attendit pas qu'il ait fini de parler pour l'examiner sous toutes les coutures. Il examina son visage, ses articulations, et s'assura qu'il n'avait mal nul part. Enfin rassuré, il prit les mains de son compagnon.

"J'ai eu si peur quand j'ai reçu ton message...
-Je ne savais pas ce qu'il me voulait, mais au final, il essayait juste de nous faire peur."

Sera hocha la tête, puis regarda autour d'eux: il était clair qu'ils n'étaient plus aussi en sécurité qu'ils l'avaient cru.

"Rentrons à la maison."


Il valait mieux poursuivre cette conversation dans un endroit où ils seraient certains de ne pas être entendus. Ils avaient cru que leurs recherches avaient été discrètes, mais il n'en était rien. Que savait cet homme? Qui l'avait envoyé? Ils ne l'avaient encore jamais vu par ici, et pourtant, c'était une île petite, tout le monde se connaissait. Que connaissait-il de leur projet?

"Tu crois qu'on devrait tout arrêter? demanda Arwen, pensif.
-Tu veux dire, retrouver une vie normale et ne plus se préoccuper de rien?
-Tu as bien résumé.
-La réponse est non. Si tu t'es fait agressé comme ça, ce n'est pas pour rien. Nous sommes sur la bonne voie Arwen, et je crois qu'il est déjà trop tard pour faire marche arrière. Ils savent que nous savons. Ils ne nous laisseront plus en paix maintenant. Alors autant aller jusqu'au bout, tu ne crois pas?"

Arwen ferma les yeux pour digérer cette nouvelle. Ils allaient devoir redoubler de discrétion s'ils voulaient continuer leurs investigations.


Loin de se douter de ce qu'avaient pu traverser ses parents, Vitae était sortie de l'école, prête pour passer le meilleur des week-end. Elle espérait que ses deux pères n'allaient pas encore l'embêter avec ses devoirs, car elle aurait bien le temps de s'y atteler le dimanche soir.

Pour le moment, elle était en route pour la demeure de l'un de ses amis, Matys. C'était un jeune homme sur qui elle était tombé un jour à l'épicerie. Il avait terminé sa phase d'éducation depuis quelques années, et on ne pouvait pas dire que leur âge était similaire, mais ils s'entendaient bien.

Il ne la regardait jamais de haut, au contraire de tous les adolescents, hormis Julian. Il ne la jugeait pas, et il l'écoutait parler et parler pendant très longtemps, ce qui lui faisait beaucoup de bien. Le seul inconvénient, c'était le fait qu'il soit un homme, elle n'osait donc pas non plus lui parler de ses problèmes de fille.


Elle sonna, et elle attendit quelques minutes, avant qu'il n'arrive derrière elle.

"Vitae, c'est toi!
-Salut! Bien sûr, qui veux-tu que ce soit?
-Je ne t'attendais pas, je pensais que tu allais rentrer directement chez toi ce soir... pour t'acquitter de tes tâches scolaires.
-J'aurais bien le temps de faire ça dimanche soir!
-C'est bien ce que j'avais compris. Viens par là, j'étais sur la terrasse."

Ils firent le tour de la maison, pour entrer par derrière. Sa maison avait un accès direct à la plage, ce que la jeune fille lui enviait. Il pouvait aller se baigner sitôt qu'il en avait envie, tandis que elle, elle devait d'abord marcher jusque sur le littoral.

Matys était un bel homme, qui avait décidé de poursuivre un peu plus longtemps ses études. Il ne semblait pas envier ses amis qui se lançaient dans la vie de famille, il espérait au contraire intégrer les unités spéciales de l'île, pour aider à servir sa patrie.


"La journée n'a pas été trop difficile? lui demanda-t-il en apportant des boissons.
-Non, ça va... C'était juste long en fait.
-C'est dommage que les jeunes n'aient plus conscience de l'importance des études.
-Je sais bien que c'est important, mais moi, ça m'ennuie. Tu ne t'es jamais ennuyé toi à l'école?
-Je dois bien avoué que ça m'a toujours intéressé. Apprendre de nouvelles choses, comment fonctionne le monde... c'est pour ça que j'ai continué d'ailleurs. Sinon, je ne l'aurais pas fait!
-Et c'est pas triste de te dire que tu seras toujours seul? Sans famille?
-Pas vraiment. Je suis bien, j'ai mes amis, mes frères et mes soeurs. Et toi, tu veux avoir des enfants?"

Vitae haussa les épaules, tout en prenant un air détaché.

"Je n'en sais rien. Je n'y pense pas vraiment.
-Tu es sans doute encore trop jeune pour t'y pencher. Mais ce sera un choix qu'il te faudra faire, et pour l'avoir ce choix, il est important de bien travailler à l'école."


La jeune fille l'observa un moment, un sourire au coin des lèvres.

"J'ai dit quelque chose de drôle? demanda Matys.
-Non, non, pas du tout! C'est juste... je me disais qu'on était un peu marginal, tous les deux.
-C'est fort probable. La plupart des gens préfèrent fonder une famille, avoir des enfants, ce genre de choses.
-C'est vrai.
-Mais ça ne veut pas dire que l'on n'a pas besoin de nous, bien au contraire.
-Tu crois?
-Bien sûr. L'élite fait tourner l'île. Tout le monde ne peut pas avoir d'enfants.
-J'aimerais que tout le monde puisse penser comme toi tu sais."

Il lui tapota l'épaule tout en sirotant son verre. Elle était encore jeune, mais il était certain qu'elle trouverait rapidement sa place dans ce monde, lorsqu'elle aurait un peu plus mûri. Pour le moment, elle cherchait simplement qui elle était, et il savait que ce n'était pas facile pour des adolescents.


Neven avait rendu une petite visite à son frère cadet. Cela faisait un moment qu'ils ne s'étaient pas vus, et Arwen trouvait étrange qu'il veuille absolument lui parler le jour-même.

"Arwen, dit-il d'un ton qui se voulait dur, j'ai eu vent de ce qu'il s'était passé aujourd'hui, près des toilettes du centre.
-C'est-à-dire...? demanda-t-il sur ses gardes.
-Que tu t'es battu.
-Je ne..."

Sa phrase resta en suspens. Etait-ce cet homme inconnu qui avait répandu cette rumeur, pour cacher la vérité? Arwen savait qu'il aurait du mal à réhabilité son honneur, qui était déjà bien sali. Peu de gens lui faisaient encore confiance, et si sa réputation devenait celle d'un bagarreur, il pouvait dire adieu à ses projets.

"Je ne veux plus que tu fréquentes mon fils, ordonna Neven d'une voix froide.
-Julian vient à la maison quand il le souhaite, répliqua Arwen tout aussi froidement. Sache qu'il sera toujours le bienvenu, et que je ne l'en empêcherai pas.
-Fais attention à toi, Arwen..."

Ils se toisèrent un long moment, puis Neven retourna chez lui.


Sur le chemin du retour, Vitae croisa son oncle qui retournait chez lui. Il n'avait pas l'air très content, et elle se doutait qu'il venait de voir Arwen. En fouillant dans les affaires de son père, elle avait trouvé quelques carnets, dans lesquels étaient relatée l'histoire de sa famille, et notamment un cahier sur lequel était écrit l'histoire de sa naissance, et comment son oncle était devenu si distant.

Bien sûr, elle n'en avait jamais parlé à qui que ce soit. Ses pères avaient l'air assez préoccupés comme ça, et elle-même avait ses propres soucis. Qu'elle soit au courant ou non de ces événements, cela n'avait pas d'importance à ses yeux. La vie continuait telle qu'elle était.

Le ciel avait pris une teinte violette lorsqu'elle arriva au foyer, et elle se dépêcha de franchir la porte: il faisait presque nuit, et c'était la limite de son couvre-feu.


Elle trouva son père, Arwen, assis sur le canapé. Il avait l'air fatigué et usé, et elle se contenta d'un salut bref et doux.

"Tu as failli rentrer après le couvre-feu... commença-t-il.
-Il serait malvenu de la part de quelqu'un qui s'est battu de me disputer pour une telle chose, répliqua-t-elle tranquillement en se servant à manger."

Arwen soupira et s'avança vers elle.

"Alors toi aussi, c'est ce que tu as entendu?
-Il paraît. Tout le monde ne parle plus que de ça dehors tu sais."

Arwen se laissa tomber sur une chaise, la tête entre les mains. Il se sentait à bout, il avait l'impression que la pression qu'on exerçait sur lui n'allait pas cesser d'augmenter.

"Cependant... poursuivit Vitae, je ne pense pas que ça soit vrai. Tel que je te connais, je te verrai mal te battre. Même si tu ne veux pas m'en parler, je suis persuadée que ce sont des mensonges."


3 commentaires:

  1. Et be, pas facile pour la pauvre Vitae de grandir entourée seulement d'homme, j'espère qu'elle va trouver une fille pour l'aider. Sinon je trouve que Newen ne réagit pas beaucoup face aux accusations de son frère !

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    1. Neven n'a peut-être rien à se reprocher...! :)

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  2. Eh bah, ça commence à devenir dangereux pour Arwen et Sera leur histoire... J'espère qu'il n'y aura pas trop de dommages collatéraux...

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